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BROCOLIS ET CHOCOLAT
François Jégou, Martina Rossi, Marianna Carbone, 14 août 2021
Un plat cuisiné à partir de brocolis et de chocolat, a priori ça ne donne pas très envie. En fait, personne ne sait vraiment si c’est bon ou pas. Peut-être passe-t’on à côté d’un « sucré-salé » intéressant ? Nous nous fions à nos a priori mais au fond, personne n’a jamais essayé… N’est-ce pas un peu comme toute innovation radicale qui suppose de sortir de notre zone de confort, et d’oser explorer des associations contre-intuitives ?
Cette semaine d’atelier au Politecnico de Milan, nous avons demandé aux étudiants de prendre des risques en inventant des « Lieux Multiples », de dépasser les typologies habituelles des services qui forment la ville, de se faire un peu violence pour concocter des mélanges atypiques et peut-être prometteurs…
1. UNE VILLE COLLABORATIVE DE « LIEUX MULTIPLES »
Mais d’abord qu’est-ce que l’on entend par des » lieux multiples » ? Une année durant, chargé du commissariat de la Maison POC Ville Collaborative[1]dans le cadre de Lille Métropole 2020, Capitale Mondiale du Design, nous avons rencontré plus de 80 acteurs du territoire de la métropole dont les projets nous ont frappés parce qu’ils étaient basés sur des lieux qui mêlaient différentes fonctions : une cantine-conciergerie en pied d’immeuble d’une résidence sociale[2], un laboratoire d’école d’art dans un département de business management d’une université[3], un espace de travail pour les usagers dans le hall d’entrée d’une administration publique[4], un lieu de travail à distance dans une gare de périphérie[5], un repair-café dans un incubateur d’activités[6], un fablab dans un centre d’accueil de jour pour enfants handicapés[7], un espace de travail ouvert aux collectivités locales dans l’entrée d’une entreprise d’assainissement et de traitement des déchets[8], etc. et toute une série de lieux émergents intégrant des fonctions multiples et remixant les catégories classiques du tissu urbain.
L’émergence de ce large éventail de lieux touche toutes les fonctions de la vie quotidienne en ville : travail, alimentation, divertissement, éducation, santé, social, etc. et semblent toucher des catégories de population les plus diverses. Plus que des tiers-lieux ou troisième lieu après la maison et le travail, ces espaces sociaux semblent caractérisés par le fait d’associer deux entités distinctes, juxtaposées mais pas pour autant hybridées.
Nous les avons appelés des « lieux multiples » et nous avons cherché lors de la conférence DxCC Design for Collaborative Cities Lille[1]à analyser comment ces associations souvent très atypiques entre des lieux typiques de l’univers urbain semblaient provoquer des changements de pratique chez les usagers de ces mêmes lieux : mélange des populations du quartier et de la résidence sociale dans la cantine-conciergerie, inclusion des enfants porteurs de handicap et des autres enfants dans le même fablab, augmentation du travail à distance chez les passagers de la gare, renforcement des liens entre l’incubateur d’activités et la population du quartier, transversalité entre les services administratifs partageant un même hall d’entrée, collaboration entre l’entreprise d’assainissement et les collectivités locales clientes, etc.
En continuité de ces explorations, cette semaine d’atelier avec une cinquantaine d’étudiants de la section PSSD Product Service System Design du Politecnico de Milan cherchait à explorer un scénario urbain dans lequel les lieux multiples deviendraient la nouvelle normalité dans les villes, avec un double objectif : d’une part réinventer une ville à travers la conception de lieux multiples répondant aux nouvelles contraintes mais aussi aux opportunités façonnées par la pandémie et, d’autre part, explorer si la vie quotidienne d’une variété de profils de population passant par différents lieux multiples deviendrait plus durable, inclusive, résilience.Cette expérimentation nous semble intéressante sous au moins 2 aspects que nous nous proposons de regarder de plus près dans cet article : une collecte des effets présumés des lieux multiples sur les modes de vie urbains d’une part et d’autre part, une approche méthodologique d’expérimentation radicale in-vitro.
BRIEFING FICTIF DU MAIRE
Mes chers citoyen.ne.s,
Notre ville a participé au réseau européen URBACT REFILL The City sur l’utilisation temporaire des espaces vacants. Ce réseau nous a permis d’apprendre pendant 3 ans de l’expérience d’autres villes européennes homologues. J’ai été particulièrement impressionné par un enseignement majeur du réseau : nous avons participé à ce programme avec l’idée d’apprendre à réduire le pourcentage des espaces vacants de nos villes et, si possible, de nous débarrasser de ce problème. Nous terminons les 3 années de collaboration entre toutes les villes partenaires en reconnaissant que les espaces vacants représentent une opportunité incroyable pour inventer la ville, pour co-créer de nouvelles solutions urbaines, pour les tester en collaboration avec la population et les acteurs locaux à travers des formes d’utilisation temporaire de ces espaces vacants. A Gand en Belgique, à Nantes en France, à Brême en Allemagne, par le biais d’une utilisation temporaire, les acteurs expérimentent les projets d’urbanisme avant de réaménager la ville.
Je voudrais aujourd’hui vous inviter à explorer le potentiel des Lieux Multiples pour favoriser de nouveaux modes de vie plus durables, responsables et inclusifs dans notre ville. Pour cela, nous avons identifié 8 espaces vacants dans ce que nous aimerions appeler désormais notre Quartier Expérimental. Je vous invite à imaginer des Lieux Multiples liés aux grandes fonctions de la vie quotidienne dans la ville et à les mettre en œuvre dans ces espaces vacants afin que nous puissions expérimenter comment nos modes de vie urbains pourraient changer si des lieux multiples durables, responsables et inclusifs devenaient la nouvelle norme dans notre ville !
Votre Maire
Comme l’explique le Maire dans un briefing fictif aux étudiants (voir encadré ci-dessus), les projets de Lieux Multiples attendus doivent couvrir différentes fonctions de la vie quotidienne partant chacun d’un acteur partenaire identifié classique de l’univers urbain (un bureau de poste, un musée, une gare de banlieue, une école primaire, un supermarché, etc.). Ils cherchent à explorer comment à partir de 8 espaces vacants jouxtant chaque acteur (l’atelier de tri fermé derrière de bureau de poste, les salles vides d’une partie du musée, l’ancien guichet d’accueil de la gare aujourd’hui condamné, etc.) (voir plan du quartier expérimental ci-dessous), comment un second acteur partenaire pourrait s’y installer dans une forme d’occupation temporaire et créer ainsi à deux un nouveau Lieu Multiple.
Voici quelques exemples issus du travail des étudiants
Project Team: Bergamin Elena, De Maria Carolina, Galzote Glenda Marie, He Bin, Lo Vecchio Edoardo, Pong Denise Wenkay, Sarpay Dilay
1.1 STORIES POT
Le Service immigration de l’administration de la ville accueille, dans l’immeuble vide qui jouxte les bureaux et guichets pour les populations étrangères, un équipement culturel tourné vers la création théâtrale et la collecte d’histoires avec comme focus les cultures des primo-arrivants. L’entrée commune des 2 institutions transfigure l’austérité habituelle des Services d’accueil des étrangers et met en valeur les cultures du monde à travers la programmation du théâtre, les affiches des spectacles, la bibliothèque à histoires, etc.
STORIES POT opère un rapprochement dans un même lieu entre deux institutions habituellement complètement séparées même si elles ne sont souvent distantes que de quelques centaines de mètres dans la ville. Mais ce rapprochement en change complètement le sens : les populations venues d’ailleurs sont d’emblée connotées comme une richesse bienvenue, une augmentation de la socio-diversité culturelle. L’action des agents de l’équipement culturel tournée vers l’écoute du monde, la compréhension de l’altérité cherche à influencer celle des agents chargés du contrôle et de la régulation des étrangers. Le message porté vers la population est celui de la médiation culturelle et de l’inclusion.
Project Team: Ferrari Beatrice, Jin Shuming, Josserand Marion, Mukherjee Sayori,Stefanoni Serena, Zhang Huihua
1.2 HEALTHY ESTATE
Les espaces verts qui entourent l’hôpital sont occupés par une ferme urbaine bio. Celle-ci assure une grande partie de l’approvisionnement des cuisines de l’hôpital et surtout offre un environnement de soin des patients tourné vers l’alimentation santé et l’ancrage équilibrant dans la culture de la terre.
Le rapprochement entre les deux structures qui constituent HEALTHY ESTATE opère donc à plusieurs niveaux : l’approvisionnement en produits sains hyper-locaux pour une nourriture équilibrée et durable pendant le séjour des patients à l’hôpital ; la sensibilisation de ces derniers à une alimentation de qualité, à la consommation de produits sains, peu transformés, renforçant leur défenses immunitaires et donc leurs chances de rétablissement ; la transformation d’un environnement strictement médical vers un lieu de reconstruction mentale par les rythmes de la nature, la participation à des tâches légères de la ferme ou simplement le bénéfice apaisant et rééquilibrant d’un environnement agricole.
Project team: Contreras Rodriguez Joán Alberto, Dubus Elisabeth, Huang Longyue, Molteni Elia, Serra Aurora, Wan Jiamin
1.3 ART ESCAPE
Un musée d’art contemporain avoisine et collabore avec un établissement de détention accueillant des délinquants purgeant des peines légères. L’environnement du musée transfigure celui de l’univers carcéral. Les détenus ne sont pas mis aux bancs de la société mais au contraire, leur peine se passe en société. Le musée et les œuvres d’art qui s’y trouvent offrent un contexte de détention dont ils sont exclus dans l’univers carcéral classique et bien souvent, dont ils ont toujours été exclus au cours de leur vie.
De plus détenus et visiteurs sont amenés à se côtoyer. A la manière des structures de réinsertion sociales par la formation professionnelle, les détenus sont les employés du musée. Ils travaillent aux cotés des agents du musée : ils sont initiés à la programmation des expositions, formés à guider des visites, à seconder les gardiens des salles et participer à l’entretien des locaux. Les sessions d’art-thérapie et d’ouverture à la pleine conscience partant des collections du musée sont ouvertes aux visiteurs et aux détenus. Ensemble, ils croisent motivations et parcours de vie. A la manière de la justice restaurative, ART ESCAPE cherche à restaurer la relation entre délinquants et citoyens.
1.4 ALTERNATIVE LIFESTORE
Une partie des locaux vacants d’une entreprise de commercialisation d’énergie sont utilisés pour héberger un magasin d’aménagement et de vente de produits domestiques. Ce dernier, à la manière d’un showroom offre la présentation et la démonstration d’équipements permettant de réduire sa consommation domestique d’énergie et par extension d’adopter un mode de vie plus durable. Mais, plus qu’un showroom classique le magasin assure une logistique commerciale de vente aux ménages de ces produits et services de transition des pratiques quotidiennes.
Project team: Dussin Eleonora, Huang Yan, Jammali-Versace Bria Rose, Molteni Paola, Shah Prathana, Wang Qiuyue
. Les clients de l’entreprise de distribution d’énergie peuvent ainsi trouver directement des solutions pour réduire leurs factures d’énergie. Mais surtout, réciproquement, les clients du magasin d’aménagement vont se trouver en présence d’une cuisine basse énergie, d’une salle de bain pour économiser l’eau et de l’ensemble des équipements domestiques afférents. ALTERNATIVE LIFESTORE à la manière d’un « lifestyle store » ne se contente pas de proposer des composants domestiques plus soutenables mais il les propose déclinés dans différent style de vie où sont susceptible de se reconnaitre les différents profils de clients.
Quatre autres Lieux Multiples explorent des combinaisons d’acteurs de la ville habituellement séparés. AGEDUCATIONregroupe une école maternelle et un accueil pour personnes âgées offrant des synergies intergénérationnelles.
Project team: Bernardi Tommaso, Brenes Albertos Eugenia Isabel, Kyalanur Shettappa Varshitha, Lanfredi Elisa, Pelizza Giacomo,You Bo-Cheng.
SEE YOU LETTER! offre l’espace vacant laissé par un centre de tri derrière un bureau de poste à des artistes dont les ateliers et expositions sur le thème de l’art postal, interagissent avec les clients de la poste.
Project team: Arora Amarinder, Chiang I-Chen, Finardi Marco Andrea, Fratin Bianca Maria, Panzetti Alina, Pereira Malta Calvinho Viegas Filipa Ines, Zanarelli Nina.
RESCUTE accueille un refuge pour animaux dans le hall vide d’une gare de périphérie réengageant le contact entre animaux domestiques et voyageurs en vue de possible adoptions.
Project team: Brembati Silvia, Di Biagio Giordana, Goncharova Valeriia, Huang Jiawen, Macchi Davide, Saxena Siddhartha, Shen Ran
Enfin, COMMON MARK ajoute au supermarché un hostel international dont les visiteurs animent l’espace de vente.
Project team: Figueroa Carrera Mildred, Grati Alessandro, Koike Isadora, Liu Yingdong, Patil Anvith, Unal Perihan Naz.
En tant qu’atelier d’expérimentation, les 8 combinaisons de Lieux Multiples produites par les différents groupes d’étudiants sont plus ou moins ambitieuses et pertinentes.
Plus que les analyser une à une, le briefing du Maire nous invite à les considérer dans leur ensemble comme un quartier expérimental offrant aux habitants avoisinants des Lieux Multiples adressant des fonctions urbaines impactant potentiellement plus ou moins les questions d’inclusions sociales, de développement soutenable et de résilience urbaine posées comme points de départ. Mais au-delà de leur valeur et de leur sens, elle offre une densité minimum de Lieux Multiples pour raisonner en termes de modes de vie et induire le cas échéant une transition des pratiques quotidiennes.
Enfin, et cette fois du point de vue de l’infrastructure, le processus de co-design entre les étudiants a mis en évidence que les Lieux Multiples sont constitués de deux structures rapprochées mais disjointes. Leur proximité spatiale induit des formes de collaboration, partenariat, synergies, etc. en matière d’usage sans pour autant impliquer une fusion des modèles d’affaire de chaque structure. Autrement dit, l’implication financière des acteurs, le risque si le nouveau modèle de Lieu Multiple ne s’avérait pas concluant, n’implique pas la faillite de chacune des parties qui peuvent continuer à coexister avec plus ou moins de collaboration entre elles. Encore en d’autres termes, l’hypothèse de Lieux Multiples relève plus d’une question d’aménagement urbain, d’urbanisme temporaire, de rapprochement physique de structures habituellement disjointe que de création entrepreneuriale. Ce point ajoute encore la résidence de l’hypothèse des Lieux Multiples.
2. EFFETS PRÉSUMÉS DES LIEUX MULTIPLES
IEn synthèse, les Lieux Multiples qui émergent de la courte expérimentation de cet atelier avec les étudiants du Politecnico, apparaissent comme autant de micro-laboratoires où s’expérimente de nouvelles manières de faire société, où l’on remixe les fonctions classiques qui constituent l’univers urbain pour tenter des nouveaux mélanges. Certains des 8 mélanges examinés sont plus ambitieux que d’autres et font plus ou moins sens face aux défis sociaux et environnementaux de la ville. Revenons maintenant à notre question initiale en examinant les résultats du test projectif sur les usages de la seconde partie de l’atelier : les Lieux Multiples sont-ils susceptibles de générer des pratiques quotidiennes plus soutenables, inclusives et résilientes chez les habitant.e.s qui auraient accès à ces infrastructures dans leur quartier, à distance de marche de leur logement ?
2.1 EXPÉRIENCE D’USAGE SIMULÉ
Dans la seconde moitié de la semaine d’atelier, les 8 sous-groupes d’étudiant.e.s changent de rôle : de designers d’un Lieu Multiple spécifique, ils deviennent essayeurs de l’ensemble des 8 Lieux Multiples crées dans la première partie de l’atelier. Pour cela chaque sous-groupe est chargé d’incarner un personadonné décrit par quelques caractéristiques socio-comportementales sommaires.
Les étudiant.e.s proposent une stratégie narrative racontant l’expérience que leur personaa des 8 Lieux Multiples de son quartier en 4-5 minutes de vidéo : Anita, une nouvelle habitante qui débarque de Berlin, découvre la ville et raconte ses premières expérience des Lieux Multiples du quartier ; Giacomo engagé dans une série de brèves conversations téléphoniques relatant à des amis et parents des moments saillants de son quotidien ; David, un père qui peine à gérer seul son jeune fils turbulent ; Maria, handicapée par un récent accident qui l’oblige a réinventer la manière de vivre au quotidien dans un fauteuil roulant ; Sonia, qui prend soin de sa grand-mère dont l’Alzheimer se dégrade ; Flavia and Karina qui élèvent Nina, leur petite fille de 3 ans ; Luciana et Maruka qui ne se sont pas vues depuis longtemps et se racontent leurs vies en regardant des photos prises alors dans les Lieux Multiples qu’elles fréquentaient ;
Enfin et peut-être le plus significatif, une conversation entre Marzia, une patiente et son psy, une stratégie narrative efficace qui implique introspection et interrogation de la patiente sur ses expériences des Lieux Multiples, sur la manière dont ceux-ci ont remis en question ses habitudes et ont fait évoluer ses pratiques quotidiennes.
Ces 8 exercices narratifs parallèles forment une matrice croisant systématiquement les 8 Lieux Multiples du quartier. Dans chaque courte vidéo, les persona postulés évoquent chaque Lieu Multiple, expliquent comment ils ou elles l’ont découvert ou pratiqué et en donnent leur perception selon leur propre point de vue.
Que peut-on dire de l’analyse de cette expérience d’usage simulé des Lieux Multiples ? Quels sont les effets potentiels des Lieux Multiples sur les modes de vie des différentes typologies d’habitants et d’habitantes du quartier ?
2.2 UN POTENTIEL DE REMISE EN QUESTION
« Il y a tellement de nouvelles choses qui se passent ici,raconte Giacomo à son amie Lisa en parlant des Lieux Multiples, ça te sort de ta zone de confort ! ». En première analyse, les Lieux Multiples apparaissent naturellement par le fait même de croiser des fonctions habituellement disjointes dans l’espace urbain, comme des alternatives, des propositions différentes dont l’expérience force ou, au moins incite à la remise en question de ses propres pratiques, à l’évolution des modes de vie. Certaines associations semblent parfois perturbantes et demande un temps d’adaptation aux usagers : les visiteurs de ART ESCAPE ne sont très à l’aise avec la présence de délinquants ; les activités d’animation de AGEDUCATION ou de COMMON MARK perturbent les utilisateurs de ces espaces comme coworking ; la collecte d’histoires personnelle ne convainc pas immédiatement les primo-arrivants qui se présentent aux bureaux de STORY POT ; etc.
En continuité du principe des tiers-lieux, ils constituent autant d’alternatives, d’extensions des espaces domestiques et de travaux classiques. Ils incitent à vivre plus ensemble un quotidien moins centré sur l’espace privé individuel, plus ouvert sur le collectif. Ils impliquent plus de fluidité, plus de confrontation à l’altérité, plus de croisements. Les narrations vidéo comprennent de multiples témoignages fictifs où l’on entend des gens plutôt frileux, réticents au départ qui finalement se laissent convaincre par l’expérience collective…
2.3 PLUS DE SYNERGIES ET DE RESSOURCES
« Nous pensons que c’est important pour notre petite Nina de grandir entourée de personnes âgées, pour lui transmettre des choses qui ont plus de valeur » déclare Flavia à propos de AGEDUCATION, rapprochant une école maternelle et un centre d’accueil pour séniors. Et sa compagne Karina d’ajouter : « avec nos horaires de travail difficiles on a besoin d’une solution flexible pour la garder mais qui soit aussi plus économique ». Les rapprochements entre structures offrent des synergies nouvelles tant en termes de valeurs que pratiques et économiques.
Sonia trouve aussi plus de support collectif pour prendre soin de sa grand-mère dont l’Alzheimer se dégrade. Les Lieux Multiples constituent des espaces collaboratifs, autant de communautés pour prendre soin des personnes fragilisées ou en difficulté.
Maria, à la suite du grave accident qui l’immobilise dans un fauteuil roulant, fréquente HEALTHY ESTATEqui rapproche un hôpital et une ferme organique : « je suis entourée de personnes qui cultivent des plantes. Ça m’aide à me relaxer même si je ne peux pas y participer activement ». La présence d’une ferme organique aide à supporter des accidents de vie en requalifiant l’hôpital en lieu de soin bien au-delà de sa fonction strictement médicale. « Je suis entourée et guidée,poursuit Maria,par des gens qui m’aident et me font des suggestions ».
Les Lieux Multiples « font communauté » et incitent à l’inclusion. Au niveau individuel, pour Marzia en dépression, ce sont des lieux de re-socialisation à la suite d’une crise personnelle. Luciana et Maruka s’accordent pour dire qu’à leur arrivée « les Lieux Multiples nous ont aidées à nous connecter avec les habitants du quartier ».
Anita, à la suite de ses pérégrinations entre les Lieux Multiples, pense qu’elle « fait maintenant partie d’une communauté »
2.4 UNE TRANSFORMATION DES PRATIQUES
Les lieux Multiples semblent induire une plus grande mobilité quotidienne au sein du quartier : leurs usagés semblent passer constamment d’un Lieu à l’autre. La mobilité réduite de Maria après son accident en témoigne : c’est à la fois une difficulté pour elle dont les déplacements pour passer d’un lieu à l’autre sont plus difficiles. Mais c’est aussi un avantage de ne pas se trouver isolée dans un lieu mono fonctionnel comme le bureau de l’administration où elle travaille hybridée avec un théâtre. Cette mobilité ajoute de la fluidité voire une petite dose de perturbation bénéfique à la remise en question des routines quotidiennes.
Certains Lieux Multiples agissent comme des démonstrateurs ou au moins des exemples de modes de vie durables : les produits de la ferme HEALTHY ESTATE, le magasin démonstrateur de mode de vie durable ALTERNATIVE LIFESTYLE STORE, etc. Ces démonstrateurs semblent avoir un potentiel impact plus important en matière de transformation des pratiques quotidiennes : les Lieux Multiples ne sont pas seulement des lieux que l’on visite pour une course ou un service. Ils constituent des lieux de vie temporaires, où entrer en contact avec des modes de vie plus durable, où essayer en vrai grandeur de nouvelles pratiques quotidiennes sans toutefois devoir s’engager définitivement. En ce sens, ils sont bien plus susceptibles de constituer des moyens de transition, déclencher des transformations plus profondes et durables parce que leurs usagés font une expérience transformatrice aux cotés de pairs, sur un temps plus long, une expérience répétée et qui surtout ne relève pas de l’exceptionnel mais de la vie quotidienne.
2.5 VERS DES COMMUNAUTÉS PLUS RÉSILIANTES ?
Ces quelques éléments tirés de l’analyse collective faite avec les étudiants en clôture de l’atelier sont loin de couvrir tout le potentiel des Lieux Multiples mais ils indiquent des directions prometteuses sur comment serait la vie au quotidien d’un quartier si les Lieux Multiples en devenait la nouvelle norme. Ils nous semblent en particulier faire exister un niveau de communauté inclusive, d’espaces collectifs, collaboratifs qui manquent cruellement dans le tissu urbain entre espaces privés et espaces publiques. Les Lieux Multiples favorisent une confrontation à l’altérité, à des points de vue différents qui renforcent l’agilité, forcent à la flexibilité.
Les usagés naviguent entre ces lieux qui prolongent l’espace domestique et s’y intègrent comme des formes d’espaces domestiques étendus[10]. Ils dépassent les routines quotidiennes et de ce fait recèlent d’un potentiel de transition des modes de vie. Enfin, ils semblent assurer une intégration nouvelle de fonctions qui produit un effet multiplicateur des ressources, des synergies entre les parties prenantes, vers,in fine,une plus grande résilience urbaine.
3. EXPÉRIMENTATION RADICALE IN VITRO
Entre des formes de design fiction, d’explorations en rupture assumée avec les usages courants et des formes de design au contraire centrées sur les usages, l’atelier se propose d’explorer une approche à la fois spéculative, in vitromais qui en même temps intègre une forme de test utilisateurs.
Qu’est ce qui diffère d’un exercice didactique classique ?
3.1 UN PROJET COLLECTIF DE QUARTIER EXPÉRIMENTAL
D’abord là où habituellement chaque sous-groupe de designers travaille sur une hypothèse de projet indépendante de celle des autres, tous collaborent ici au même projet, répondent à une même injonction du Maire de co-construire, dans une ville de taille moyenne, une expérimentation à l’échelle d’un quartier. Les 8 projets de lieux multiples menés en parallèle dans l’atelier sont complémentaires. Le défi de l’exercice est donc de discuter si, ensemble et non pas individuellement, les 8 Lieux multiples créés dans le quartier expérimental, sont susceptibles de faire évoluer les pratiques quotidiennes des habitants vers des mode de vie plus durables, responsables et inclusifs.
3.2 UNE FORME DE TEST UTILISATEUR IN VITRO
La seconde originalité de cet exercice didactique est de demander aux groupes de designers de tester l’ensemble des 8 Lieux Multiples. Là encore où habituellement chaque groupe passe son propre projet au crible de différents profils d’utilisateur.trice.s, ici durant la seconde moitié de l’atelier, chaque groupe fait passer un persona différent à travers les 8 Lieux Multiples, celui qu’ils ont créé mais aussi les 7 autres créés par les autres groupes. Il en ressort une configuration de test simulé, certes in vitromais beaucoup plus réaliste. L’éventuelle complaisance de chaque groupe face à sa propre création et l’usage qui en serait fait se transforme esprit critique : « AGEDUCATION est pensé pour accueillir des jeunes enfants et des personnes âgées, notre persona, une single trentenaire habitant seul le quartier n’y trouve pas sa place ! ».
Le fait pour chaque groupe de se concentrer sur un seul personapermet de l’incarner vraiment, d’en intégrer plus profondément les pratiques quotidiennes et les caractéristiques psychologiques. Surtout, de les appliquer transversalement, aux 8 Lieux Multiples pour apprécier s’ils sont « actionnables » ensemble, si leur usage combiné par un foyer monoparental, une personne porteuse de handicap, un couple de retraités, etc. forme un style de vie cohérent, s’il est attractif, plausible et s’il serait susceptible de conduire à des pratiques plus durables, responsables et inclusives ?
3.3 OSER DES SCENARIOS DE TRANSITION PLUS RADICAUX
« Vous êtes parfois un peu trop designers de services ! ». Les étudiants du Master PSSD sont rompus à un travail fin d’analyse des problèmes d’usages dans laquelle ils excellent pour en déduire une nouvelle solution servicielle. Ici, l’innovation incrémentale ne suffit pas. Il n’y a pas de problème spécifique à résoudre mais une transition des nouveaux modes de vie à inventer. On ne cherche pas tant ce qu’est un bureau de Poste, une gare, une école aurait besoin comme partenaire pour mieux fonctionner dans leurs attributions mais quel nouveau partenariat original, quel cocktail atypique et détonnant serait à même d’ébranler les routines quotidiennes du quartier, de faire sortir les habitants de leurs zones de confort ? Les designers doivent prendre un peu plus de risques, chercher des associations plus radicales au sein de Lieux Multiples ? De là nait dans la discussion avec les étudiants, la métaphore culinaire « brocolis-chocolat » pour inciter les designers à explorer le contre-intuitif, à oser l’improbable, pour essayer, dans le cadre de ce labo expérimental que constitue cet atelier d’une semaine, des configurations qui n’ont pas encore été imaginées.
Les étudiants se sont sentis un peu mal à l’aise à l’idée d’entreprendre un processus de conception inversé par rapport au processus traditionnel qu’ils avaient l’habitude de suivre. Dans les cours précédents, ils ont été formés à faire des recherches auprès des utilisateurs potentiels, à trouver leurs besoins et à y répondre avec leur solution. Dans ce cours, nous les avons provoqués et le processus de conception lui-même tente de faire le chemin inverse. Partir de l’imagination pour envisager des scénarios qui n’auraient probablement pas été pris en considération dans le cas contraire.
Serait-ce une façon efficace d’encourager les idées folles », comme le dit le mantra du Design Thinking, en suivant un processus inhabituel ?
En d’autres termes, il est peu probable que des défis aussi radicaux que la transition sociale et environnementale ne demande pas aussi un peu de radicalité dans l’approche de design…
3.4 ORGANISER UNE AUTOCRITIQUE COLLECTIVE DE L’INNOVATION
Ces premières frilosités dépassées, le résultat est riche. Les Lieux Multiples sortent des typologies de tiers-lieux habituelles : un hôpital avec une ferme, un musée avec une prison, un service administratif avec un théâtre, etc. Au sein et entre groupes d’étudiants, les débats sur les personas, leurs adhésions aux propositions et leurs chances de changer leurs pratiques quotidiennes sont vifs et contrastés à l’image de la richesse multiculturelle des étudiants de PSSD. Ce qui n’est à la base qu’une expérimentation in vitro,un exercice didactique en chambre, devient plus intéressant et réaliste. La quantité de designers – une cinquantaine – leur diversité sociale et culturelle – plus d’une quinzaine de nationalités présentes – garantie une critique forte en termes d’utilisabilité des solutions et d’incitation à la transitions des modes de vie. L’architecture de conception croisée avec celle de simulation des usages exposée ci-dessus tire au mieux partie du groupe d’étudiants comme « concepteurs-utilisateurs ». Le changement de posture à mi-parcours en est même parfois troublant : les mêmes groupes de créatifs qui font preuve d’imagination ambitieuse et ouverte quand il s’agit de leur projet sont souvent plus critiques et même parfois un peu conservateurs quand ils explorent les usages potentiels des projets des autres groupes ! David, Flavia et Karina, Maruka expriment par exemple des réserves sur la fréquentation de délinquants pendant les visites au musée ART ESCAPE, Anita se plaint du choix restreint offert par HEALTHY ESTATE, etc. Ce curieux biais de résistante à l’innovation même chez ceux dont c’est le métier, tend à renforcer l’idée que cette simulation de test d’usage entre pairs et en l’absence de véritables usagers dépasse l’exercice de complaisance et comporte une véritable dimension critique.
3.5 ESSUYER LES PLATRES DES SCENARIOS DE TRANSITION…
L’urgence de la transition environnementale et sociale tend à questionner les démarches d’innovation incrémentale et volontaire caractéristique des approches de design, basées sur la co-création avec les usagers, l’adoption progressive de solutions, l’adaptation lentes des pratiques quotidiennes… Cette urgence appelle à expérimenter des approches nouvelles comme celle présenté ici combinant une posture orientée usages et une remise en question plus radicale des modes de vie. Cette approche permet un affinage in vitrode l’actionabilité des scénarios de transition avant de mettre en branle un processus de co-designin vivoet tout l’investissement en capital social et financier et le pari sur le temps compté qu’il représente. La recherche d’une telle approche de « design accéléré » de la transition est bien l’objet de l’expérimentation tentée par cette semaine d’atelier au Politecnico de Milan. La multiplicité des points de vue échangés au sein du groupe large et hétérogène de designers assume une valeur de « pré-test » face à l’hypothèse des Lieux Multiples comme vecteurs de transformation des comportements. Cette démarche expérimentale trouve sa place dans le processus d’exploration des leviers de transition vers des modes de vie plus durables : elle permet d’envisager des solutions plus risquées, radicales, d’en apprécier l’intérêt, d’en ajuster l’acceptabilité et la pertinence, d’en estimer le potentiel comme scénario de transition locale à proposer comme hypothèse de travail avant d’engager un processus de co-élaboration in vivoavec les habitants d’un quartier.
[1]http://www.sustainable-everyday-project.net/ville-collaborative/
[2]http://www.sustainable-everyday-project.net/ville-collaborative/2020/07/06/a-highly-social-public-housing-system/
[3]http://www.sustainable-everyday-project.net/ville-collaborative/2020/08/04/entrepreneurs-in-art-school/
[4]http://www.sustainable-everyday-project.net/ville-collaborative/2020/09/11/municipal-public-services-as-link/
[5]http://www.sustainable-everyday-project.net/ville-collaborative/2020/08/04/workstation/
[6]http://www.sustainable-everyday-project.net/ville-collaborative/2020/08/04/building-the-living-city/
[7]http://www.sustainable-everyday-project.net/ville-collaborative/2020/07/13/like-a-big-family-home/
[8]http://www.sustainable-everyday-project.net/ville-collaborative/2020/08/28/bring-the-stakeholders-to-a-boil/
[9]https://www.desisnetwork.org/2020/10/15/dxcc-lille-conference/
[10]Jégou, F. and Manzini, E., 2008. Collaborative Services, Social Innovation and Design for Sustainability with essay by Bala, P., Cagnin, C., Cipolla, C., Green, J., van der Horst, T., de Leeuw, B., Luiten, H. Marras, I., Meroni, A., Rocchi, S., Strandbakken, P., Stø, E., Thakara, J., Un, S., Vadovics, E. Warnke, P. and Zacarias A. Edizioni Poli.design, Milan.