DÉPASSER LA DEMANDE ET METTRE EN CAPACITÉ TOUS LES ACTEURS
Faire des conjectures sur l’avenir c’est souvent l’occasion de revenir sur la genèse pour « mettre en perspective » et de tenter d’articuler passé, présent et futur. Nous nous proposons donc dans ce court papier de revenir sur ce qui nous semble avoir caractérisé au cours de la dernière décennie le design appliqué au secteur public pour à chaque fois tenter d’en appréhender la trajectoire, d’esquisser des enjeux, de poser des intentions, des souhaits, des envies… Nous prendrons le point de vue qui est le nôtre, basé sur l’expérience de Strategic Design Scenarios[1], notre labo de transformation des pratiques par le design crée en 2003 et engagé depuis 10 ans dans le design des politiques publiques en Belgique, en France mais aussi avec le Comité des Régions, la Commission Européenne, à travers la conduite de réseaux de villes européennes URBACT[2]ou la constitution du réseau des DESIS Labs[3]au sein d’écoles et universités du monde entier engagées dans le design pour l’innovation sociale et le développement durable.
DESIGN PUBLIC
Le design appliqué au secteur public nous semble avoir émergé en creux, pour combler un déficit de fonction innovation des collectivités ou plus exactement de modalités d’innovation par trop intangibles : des structures toutes tournées vers l’ « administration » de l’existant, évoluant essentiellement sous l’impulsion du politique, semblaient manquer de processus de transformation systématiques et structurés pour s’adapter à une société en changement toujours plus rapide. La 27eRégion[4]née comme une « région virtuelle » additionnelle, laboratoire d’expérimentation externalisé des régions de France, est emblématique de ce besoin d’instancier et d’équiper l’évolution de l’action publique. Le design alors en pleine expansion vient à point nommé en particulier dans ses prétentions fonctionnelles centrées sur l’utilisateur et alignées sur l’intérêt général pour incarner un nouveau vecteur de transformation du secteur public.
Au fil des 10 dernières années, les administrations se sont progressivement familiarisées avec les approches dites « design-driven ». Parallèlement, le design thinkings’est largement diffusé comme stratégie d’innovation et de management aussi bien dans le privé que dans le public. Sans nourrir davantage le débat sur le design thinking[5], nous constations en tout cas qu’il n’est plus du tout surprenant d’entendre des agents de la fonction publique parler d’approche centrée-usager, d’expertise d’usage, de co-création avec les parties prenantes, d’expérimentations, de maquettes, tests ou de prototypage rapide : le jargon du design a commencé à faire son entrée dans le vocabulaire de l’action publique même si les pratiques afférentes ne sont pas encore bien installées.
Sans présager d’une évaluation en bonne et due forme des approches de design des politiques publiques on peut risquer les remarques suivantes :
INSTALLER UNE CAPACITÉ D’ÉVOLUTION CONSTANTE…
L’approche de co-création est la partie du processus de design qui est adoptée en priorité : un réflexe du « nothing about me without me », une implication plus systématique des citoyens, une convocation des parties prenantes, une transformation des réunions en ateliers créatifs. Même si le design appliqué à l’action publique souffre un peu aujourd’hui de « workshopite aigue [6]» et d’une focalisation sur la « gesticulation créative », l’impulsion du changement ne repose plus sur le politique seulement. Les services structurent des pratiques d’idéation plus systématiques légitimées par les usagers et à même de dialoguer avec les élus.
L’étincelle créative est cruciale mais elle n’est rien sans capacité à la mettre en œuvre. Le design historiquement n’est pas un vecteur privilégié de la partie avale du processus de développement de nouveaux produits. Dans l’entreprise, passée la preuve de concept et les premières phases de prototypage, le design dialogue avec des routines bien établies de mise en production et de mise sur le marché. La carence de routines similaires dans les administrations publiques que nous avons identifiée plus haut comme point de départ est sans doute un des enjeux majeurs pour les multiples labos d’innovation publique qui fleurissent à tous les niveaux de gouvernance. Ce défi est loin d’être trivial. Il suppose de dépasser l’installation d’un service innovation à disposition des Directions opérationnelles. L’enjeu est de transformer des structures centrées sur l’administration stable d’un territoire ou d’un secteur en structures dont la pertinence dépend de leur capacité à organiser leur constante évolution.
INVESTIR LE DESIGN DE LA FORMATION…
Les « Nouvelles Formes d’Innovation Publiques », telles que les a consacrées le projet de recherche ANR[7]éponyme, ont vu se développer un design public plus ouvert et participatif.
Le design s’est développé aux côtés de l’entreprise, comme un prestataire externe ou comme un service interne. Dans un cas comme dans l’autre il a cherché à sensibiliser les acteurs économiques à ses modalités de fonctionnement propres, à ses conditions de succès et aux bénéfices qu’il est susceptible d’apporter mais sans pour autant faire de prosélytisme. Aux côtés des acteurs publics, il tend à assumer une posture plus habilitante : une prestation de design s’assorti habituellement d’une co-élaboration du projet avec la collectivité commanditaire, d’un partage des outils et méthodes avec les agents pour co-construire ensemble, d’une appropriation des manières de faire du design dans une perspective d’autonomisation des services en matière d’innovation. Cette posture singulière du design public fait échos à la fois aux valeurs d’intérêt général, d’inclusion, de capacitation du domaine public et aux vecteurs de transformation de l’innovation plus ouverte, participative, diffuse[8].
Elle répond aussi à un défi majeur de diffusion de l’innovation sociale et collaborative en générale. Le passage à l’échelle d’un projet de design se faisait par réplication industrielle d’un nouveau produit ou service. Mais on ne réplique pas l’innovation sociale. Dans l’action publique le passage à l’échelle se traduit par une stratégie d’habilitation des agents et des parties prenantes à reproduire par eux-mêmes le processus de design pour l’adapter à chaque contexte local différent. Cette stratégie s’incarne dans la multiplication des dispositifs de « formation-action ». L’enjeu pour le design est alors d’entrer pleinement dans cette posture pédagogique en distinguant différents niveaux progressifs d’habilitation, en définissant clairement les objectifs de sensibilisation, de formation ou d’autonomisation. Si la diffusion de l’innovation publique passe par la capacitation d’un plus grand nombre d’agents aux pratiques du design, ce dernier doit s’investir beaucoup plus dans l’interrogation des dispositifs de formation-action, leur efficacité et les modèles économiques qui vont avec.
Par ailleurs, si la formation des designers à la chose publique commence à se formaliser ici et là dans les écoles et/ou universités de design à travers l’Europe (Master Design Innovation Société à l’Université de Nîmes, Master Design Social à Eindhoven, Master Care à l’École de Design de Nantes, Design for Government, Aalto University , etc.), la formation des agents quant à elle se développe également à travers les formations données par des designers au sein de l’ENA, du CNFPT, de l’INET. La formation des potentiels futurs agents est également engagée via les modules de formation proposés par des designers-formateurs dans les Instituts d’Études Politiques (Sciences Po Lille, etc.). En revanche, la formation des élus demeurent quasi-inexistante. Or, comme l’a rappelé avec ferveur Catherine Zuber, élue de la Région Grand Est, à l’occasion des 10 ans de la 27eRégion, « il est grand temps que nous, élus, soyons également formés au design ». Cet appel ne doit pas, selon nous, être ignoré, tant nous savons à quel point le soutien politique est fondamental pour enclencher et porter le changement au sein des administrations publiques.
RECENTRER LE DESIGN SUR SES SPÉCIFICITÉS…
Comme analysé dans les paragraphes précédents, le design public est caractérisé par une vocation habilitante et par une avancée plus évidente en matière de co-création. La situation qui se dessine aujourd’hui est celle d’un service public progressivement plus en capacité d’assumer par lui-même ou avec l’assistance de designers une posture d’empathie avec les usagers et de génération de nouvelles idées face à des problématiques émergentes. Est-ce que l’on a pour autant épuisé les apports potentiels du design à l’action publique ? En d’autres termes plus génériques, qu’en est-il du design quand tout le monde fait du design[9] ? La collaboration avec de multiples villes européennes au sein des réseaux URBACT en particulier des villes remarquables pour leur participation citoyenne comme Gand[10]en Belgique, pour le processus de transformation de leur administration comme Amersfoort[11]aux Pays-Bas ou pour leur projet territorial de développement durable comme Mouans-Sartoux en France[12]semblent considérer le design public – si toutefois elles le considèrent – pour sa capacité à créer des ruptures qui restent actionnables, à maitriser une qualité globale d’un projet complexe et systémique.
PRENDRE DES RISQUES EN SITUATION D’URGENCE…
Le cheminement du design dans l’action publique a suivi plus ou moins un processus « d’acculturation d’un nouveau secteur » à l’approche du design avec ses grandsprincipes de base repartant des usages, installant la co-construction, prônant l’expérimentation, etc. Pendant ces 10 années d’apparente progression – qui reste encore à étudier et à évaluer – le contexte social, l’impact sur l’environnement, la pression économique se sont considérablement détériorés de sorte qu’un bilan même positif apparaitrait un peu en décalage face à l’augmentation du niveau de problème auquel l’action publique doit faire face. Les enjeux d’amélioration des services publics, de fluidification des processus administratifs doivent être replacés dans un contexte plus général d’urgence caractérisé par la confrontation au néolibéralisme dévastateur, au sauvetage de la biosphère, à la prise en compte des risques d’effondrement de nos sociétés.
Dans ce contexte l’enjeu du design appliqué à l’action publique est aussi de monter en audace, de dépasser l’acceptation des mécanismes administratifs établis pour les remettre plus clairement en question, de sortir du redesign incrémental pour prendre le risque de l’innovation de rupture. En d’autres termes, si la posture du « piratage bienveillant[13] » est toujours de mise, il faut certainement maintenir la bienveillance tout en intensifiant le piratage.
PLUS À FAIRE PLUS…
En 2015, appelés à contribuer sur la même question des perspectives du design appliqué aux politiques publiques nous développions l’idée d’une co-évolution du design et des politiques publiques[14]. La friction des deux secteurs nous semble toujours très fructueuse et en synthèse des quelques remarques précédentes et dans la perspective des prochaines Assises du Design en décembre 2019, nous proposons la vision suivante :
En participant à la transformation des politiques publiques le design est confronté à des problématiques de plus grande ampleur, impliquant des territoires complexes, de multiples parties prenantes hétérogènes et en évolution permanente, des questions macro-économiques, environnementales et sociétales toujours plus pressantes. C’est pour le design comme pour tous les acteurs de la société un défi énorme. Pour le design c’est aussi une opportunité de sortir définitivement du consumérisme pour affirmer ses valeurs humanistes, inclusives, éthiques d’une part et d’autre part, de partager les pratiques, de disséminer des nouveaux savoir-faire professionnels aux citoyens soit « faire plus que ce qui est demandé en assurant que plus d’acteurs soient en capacité » de prendre part activement aux grands chantiers de la transition. Nous avons développé dans ce sens, en réponse à l’appel international à contribution : Stand-up for Democracy[15], lancé en 2017 par Ezio Manzini et Victor Margolin, les principes d’un Design HQD pour Hautes Qualités Démocratiques (et en partie expérimenté à travers la recherche-action VILCO – Ville Collaborative dans la Région Bruxelles-Capitale).[16]
[1]www.strategicdesignscenarios.net
[2]www.urbact.eu
[3]www.desisnetwork.org
[4]www.la27eregion.fr
[5]Foucher J. 2017.Design Thinking : Dessein et Dessin, Place Publique www.communication-publique.fr/articles_pp/design-thinking-le-dessein-et-le-dessin/
[6]Néologisme visant à critiquer le nouveau réflexe de transformer systématiquement chaque réunion en un workshop. La workshopite est une mutation de la réunionite.
[7]www.anr.fr/Projet-ANR-13-SOIN-0003
[8]INFU Innovation Futures www.sustainable-everyday-project.net/innovation-futures/
[9]Manzini, E. 2015. Design, When Everybody Designs, An Introduction to Design for Social Innovation, MIT Press
[10]REFILL The City, www.strategicdesignscenarios.net/a-journey-through-temporary-use-refill-urbact-2/
[11]Jégou, F., Bonneau, M. 2015. Social innovation in cities, URBACT II capitalisation, URBACT Publishing, Paris.
[12]BioCanteens tranfer network www.urbact.eu/biocanteens
[13]Jégou, François. Vincent, Stéphane. Thévenet, Romain et al. Friendly hacking into public sector: co-creating public polices within regional governments. Co-create Conference. Aalto University. Helsinki. 2013. pp 421-431
[14]Jégou, F. 2015. Coévolutions du design et des politiques publiques,in Chantiers ouverts au public. Ouvrage collectif orchestré par Pauline Scherer. La Documentation Française, 2015.
[15]Manzini, E., Margolin, V., Open Letter to the Design Community: Stand Up For Democracy, Chicago, March 2017
[16]Jégou, F., Gouache, C. 2018, Design à Haute Qualité Démocratique, Democracy and Design Platform.